RICARDO PIGLIA
La Ville absente
La petite fonctionnait selon le modèle du ventilateur : elle avait pour système syntaxique un axe de rotation fixe. En parlant, elle remuait la tête et faisait sentir le vent de ses pensées inarticulées. La décision de lui apprendre à utiliser le langage supposait qu'on lui explique le moyen d'engranger des mots. Elle les perdait comme des molécules dans l'air chaud, sa mémoire était la brise qui agitait les rideaux blancs dans la salle d'une maison vide.
Je suis pleine d'histoires, je ne peux m'arrêter, les patrouilles contrôlent la ville et les établissements de l'avenue Nueve de Julio sont abandonnés, il faut sortir, traverser, rencontrer Grete Müller qui regarde les agrandissements photographiques des signes gravés sur la carapace des tortues, les formes sont là, les formes de la vie, je les ai vues et maintenant elles sortent de moi, je soustrais les événements de la mémoire vive, la lumière du réel clignote, faible, je suis la chanteuse, celle qui chante, je suis sur le sable, près de la baie, dans le fil de l'eau je peux encore me souvenir des anciennes voix perdues, je suis seule au soleil, personne n'approche, personne ne vient, mais je vais continuer, en face il y a le désert, le soleil sur les pierres calcinées, je me traîne parfois, mais je vais continuer, jusqu'au bord de l'eau, oui.